Les mois…

Les mois passant, mon petit commerce commence à se parer de quelque notoriété. Les choses ont dû se dire. Le bouche à oreille a dû fonctionner. Le fait est qu’on me « demande » assez souvent, même si je ne réponds pas toujours. C’est très bien ainsi : je peux choisir. Je préfère d’ailleurs, pour l’instant, garder mes fidèles. Mais je ne peux rester insensible à un certain changement qualitatif qui se dessine dans les propositions que l’on m’adresse : des collectivités, des maisons de retraite, des centres culturels, des hôpitaux même ont pris contact avec moi. Personne pour personne, je deviens une personne établie.

C’est peut-être ce qui préoccupe le commissaire Beloy. Voilà qu’il me convoque une nouvelle fois. Toujours la même allure. Toujours le même sourcil. Toujours la même décontraction roublarde. Je pense qu’il va me demander de prendre une patente cette fois. Ou vraiment se mêler de ma vie privée. Mais non, c’est de cette histoire de manifestation dans la rue, sous les fenêtres de la Générale, qu’il veut me parler. La rumeur n’a pas tardé à venir à lui. Il a de bons informateurs. De très bons agents de renseignements. Il feint la consternation. Vous vous rendez compte, me dit-il, cette vieille folle qui ameute tout le quartier, qui se met à agiter des drapeaux rouges à sa fenêtre et à faire entendre l’Internationale… vous étiez à côté d’elle… ne niez pas… on vous a vue… on vous a même photographiée… Je lui réplique, primo que la Générale n’est pas une vieille folle, secundo qu’elle fait ce qu’elle veut et que cela n’a rien à voir avec mon travail. Il hoche la tête, montrant qu’il est fort peu convaincu : Ça se discute ! dit-il. Il sous-entend sans doute qu’il en sait plus qu’il ne le dit. Je lui suggère d’être plus précis.

Il quitte son bureau, vient vers moi, prend une vieille chaise de paille sur laquelle il s’assoit, plaçant ses genoux tout contre les miens dans un face-à-face qui doit se vouloir de confiance et d’intimité. Rendez-vous compte… La Générale Dumesnil n’est pas n’importe qui… son mari était une personnalité de premier plan, un officier prestigieux… Il a laissé un souvenir durable dans notre cité où il était venu se retirer et avait favorisé de nombreuses œuvres… tout cela ne doit pas être terni par les excentricités de sa veuve – née comtesse Pázmany, comme vous savez – qui, de l’aveu de sa propre famille, a complètement perdu le sens et la raison… est peut-être soumise à des influences internationales douteuses… peut-être manipulée… Qu’elle ait droit à une vieillesse calme, parfait ! Qu’on ne l’enferme pas dans un établissement spécialisé, soit ! Que vous veniez lui faire la lecture à domicile, d’accord ! Mais qu’elle cause du scandale sur la voie publique, non ! Ici, monsieur le commissaire a l’air de changer de ton. Il se fait nettement plus virulent et agressif. Je lui dis : Ah, la Comtesse a causé du scandale sur la voie publique ? C’est curieux ! ce n’est tout de même pas elle qui manifestait ! Il rapproche sa chaise, jusqu’à toucher carrément mes genoux : Madame, le quartier des Rives-Vertes est un quartier bien tenu et bien fréquenté, un quartier « bourgeois », si ce mot est de votre vocabulaire, la Générale Dumesnil y réside depuis longtemps et en est même un fleuron non négligeable… ce n’est pas parce qu’une aberration des responsables de notre urbanisme a favorisé l’implantation d’une usine dans une zone voisine que les syndicats vont y venir en maîtres occuper le terrain comme s’ils étaient chez eux et se livrer à leurs mascarades… car il s’agissait d’une mascarade que cette vieille piquée n’a fait qu’aggraver avec les lubies qui lui sont propres et qui accablent les siens d’abord, tout le quartier ensuite… excusez-moi, cela s’appelle troubler l’ordre public et vous étiez partie prenante dans ce trouble… je ne fais pas de politique, figurez-vous, ma petite dame, mais je fais mon métier de commissaire !

Je lui réponds gentiment que je ne suis pas sa « petite dame » et, moins gentiment, que je ne sais pas de quoi il parle quand il m’accuse de troubler l’ordre public. Il se lève, me regarde de haut : Je n’aime pas les gens qui raisonnent et vous raisonnez trop… vous comprenez très bien ce que je veux dire et de quoi je parle… la lecture, la lecture !… c’est bien beau la lecture, mais elle n’est pas un alibi pour n’importe quoi… on peut y trouver à boire et à manger, on a vu en tout cas où elle peut conduire, avec cette affaire… affaire ridicule j’en conviens… affaire encore plus grotesque que celle de la petite gamine aux bijoux… je ne vais pas faire un plat de tout ça… je ne vais pas donner à ces histoires des proportions qu’elles n’ont pas… ça fait tout de même deux affaires en très peu de temps… alors voilà, je vous invite une fois de plus à la prudence, au bon sens… rien d’autre… vous êtes assez grande pour comprendre cela !

Je me lève de ma chaise, me mets debout devant lui et le surplombe, pour lui montrer que je suis en effet assez grande. Il me raccompagne jusqu’à la porte de son commissariat crasseux et me quitte en m’affirmant que, de toute façon, quoi qu’il ait pu dire, je lui suis très sympathique.